LA MUSE INSOLENTE DE GEORGES BRASSENS
Georges Brassens en allemand -- traduit et chanté par Ralf Tauchmann |
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TRADUIRE BRASSENS La première tentation du traducteur est de se faire une idée et de traduire ensuite son interprétation personnelle. Je n'oublierai guère mon étonnement face à une traduction de cette strophe de Je suis un voyou: C'était une fille sage,une traduction qui disait: Quoique ce fût une fille sage, j'ai croqué..., tandis que j'avais chanté dans ma traduction remaniée depuis: Puisque c'était une fille sage, j'ai croqué (j'ai pu croquer)... Je préfère toujours mon interprétation, mais il ne s'agit pas ici d'une question d'avoir raison ou d'avoir tort -- car les deux possibilités co-existent. Le traducteur voulant rendre l'idée originale d'un poème ou d'une chanson perd la liberté qu'a l'auditeur. Il s'agit de restituer l'étendue originale, de transporter l' INTERPRÉTABILITÉ. Pour ce faire, il est indispensable de se pencher sur la source -- sur les moyens linguistiques, stylistiques, poétiques et structurelles mis en œuvre. C'est ainsi que je suis tombé sur la question des ABSENCES, c'est-à-dire sur l'aspect des moyens à éviter -- un aspect avec autant d'importance que celui des équivalents à choisir. Dans le cas cité -- Je suis un voyou --, il faut se rendre compte que la chanson entière ne comporte pas une seule conjonction d'opposition, de conséquence, de conclusion, de dépendance... L'histoire que conte cette chanson est une suite de constatations dépourvues d'évaluations personnelles -- un moyen assez fréquent chez Georges Brassens : La mauvaise herbe, L'assassinat, Oncle Archibald, Le père Noël et la petite fille...
Pour citer un autre exemple: Oncle Archibald qui rencontre la mort (d'ailleurs la belle mort - la mort naturelle) et tente de se rebeller contre cette majesté qui, toute femme, prône ses (petites) vertus à tel point qu'Archibald « décide » de l'épouser en laissant l'observateur (le je de la chanson) dans une incertitude profonde: La conclusion de la chanson (pour les vivants) émane -- comme souvent chez Brassens -- d'une tournure quotidienne en apparence si banale avec une image d'une précision étonnante: je ne sais où. Ce qui est important dans cette chanson, c'est que la Mort n'habite pas de lieu connu et que Brassens ne fait que de vagues allusions: va-t'en faire pendre ailleurs (ton squelette), si tu te couches dans mes bras. Le « royaume » de sa majesté la mort se trouve AILLEURS. Mourir c'est se coucher DANS LES BRAS de la Mort. C'est partir pour un séjour ENTRE CHIEN ET LOUP. Les autres strophes de la chanson disent tout simplement « y » (Tu y seras hors de portée...) L'absence de toute désignation de lieux est absolument importante. Pourquoi en parler ? Dans ma première tentative de traduction, j'avais songé à rendre la locution française se faire pendre ailleurs (qui n'a pas d'équivalent direct) par « scher dich zur Hölle/zum Teufel » (va-t'en à l'enfer = au diable). Parmi les équivalents allemands possibles de je ne sais où, j'avais également considéré « gottwerweißwo » (Dieu sait où). Mais je n'ai pu m'empêcher d'arriver à la conclusion que ces deux variantes seraient mal à propos et que ni Dieu, ni l'enfer, ni le diable n'ont droit de cité dans cette chanson où la Mort est traitée comme un phénomène d'abord existentiel (non existentialiste !) et -- à ce niveau primitif -- dépourvu de toute religion. Toute introduction d'un endroit autre qu'ailleurs ou dans mes bras détruirait le caractère évaluatif et définitif de cette petite tournure je n'sais où à la fin de la chanson.Et les voilà, bras d'ssus bras d'ssous, A mon sens, il ne s'agit pas tout simplement de traduire les chansons, mais de TRADUIRE L'AUTEUR. Ce qui vient d'être dit pour je ne sais où dans Oncle Archibald est un détail qui est directement important pour le CONTENU de cette chanson particulière, mais qui représente en même temps un détail de conséquence -- sous l'aspect de la forme -- pour le STYLE de Georges Brassens. Le même procédé s'inscrit chaque fois dans un contexte différent et aura d'autres conséquences. Prenons à titre d'exemple La mauvaise réputation où le je de la chanson déclare: Apparemment, nous voilà devant une locution plus que banale, mais ce petit je ne sais quoi gagne une énorme importance pour la compréhension de la chanson. Les muets, manchots, culs-de-jatte, aveugles diffèrent de leur environnement humain PAR NATURE -- et cette différence a un NOM, un nom précis et exact -- contrairement à la différence que porte en soi le personnage qui parle et qui passe pour un je ne sais quoi, une différence qui n'est pas qualifiée d'un nom et qui est aussi naturelle et inéluctable que le fait d'être muet, manchot, cul-de-jatte, aveugle... Pour la traduction, j'ai dû renoncer à la traduction littérale de manchot, car le fait d'être sans mains ou sans bras n'a pas de nom établi et courant en allemand. J'ai remplacé les manchots par les sourds (Tout l'monde est toute oreille... sauf les sourds...) en sacrifiant la littéralité à l'interprétabilité globale. A mon avis, toute solution comme Tout le monde me montre au doigt, Sauf ceux sans mains (ou: Sauf qui n'en ont pas)... nuirait à l'interprétabilité et dérangerait la symétrie des images.Qu'je m'démène ou qu' je reste coi, Une autre caractéristique du style de Georges Brassens consiste à établir des liens « cachés » entre les mots et expressions en dehors de la ligne de pensée -- des LIENS FORMELS de nature associative et contextuelle qui aboutissent à l'IRREMPLAÇABILITÉ des mots employés. Dans la communication quotidienne, on est libre de dire cela ne me regarde pas ou cela ne me concerne pas ou cela ne m'intéresse pas. Mais cela n'est plus vrai dans le cas de La mauvaise réputation: où le verbe regarder renvoie au thème principal de la chanson : le fait d'être privé de certaines qualités sensorielles ou locomotrices. Les tournures cela ne me CONCERNE pas aussi bien que cela ne m'INTÉRESSE pas ne feraient pas obstacle à la forme poétique (elles donneraient un octosyllabe), mais ces verbes ne se situeraient plus au même niveau que regarder; ils introduiraient une notion abstraite renvoyant à l'interprétation et non à l'interprétabilité. Il en est de même du verbe aller pour le dernier vers des trois premières strophes:La musique qui marche au pas, ainsi que du verbe entendre dans la variation conclusive de la dernière strophe:Sauf les [muets/manchots/culs-d'jatt's], ça va de soi. Tout cela est important pour la traduction, car chaque mot de notion abstraite représenterait un dérapage d'interprétation (ce qui est d'ailleurs parfois inévitable).Sauf les aveugles, bien entendu! Chez Georges Brassens comme dans toute poésie digne de ce nom, la langue est à la fois véhicule et objet de la pensée. L'expression elle-même devient un élément nécessaire et inséparable de la pensée. Dans la chanson Comme une sœur, par exemple, la langue elle-même file la trame de la pensée: Sous la surface, l'adjectif innocent menu devient apposition -- pied-menu -- en introduisant « par une ruse à ma façon » l'idée d'un repas à prendre. La locution tenir le bec dans l'eau garde son sens figuré, mais c'est le sens primitif (ce dernier n'étant plus fond, mais forme) qui « décide » de la suite de l'histoire à raconter ( voir l'explication plus détaillée dans mon exposé Les mots sous les mots ). Ce jeu sur les phraséologismes, tournures stéréotypées, expressions figées, formules, citations... est l'un des piliers sur lesquels repose la poésie de Georges Brassens. J'en parle ( en allemand ) dans mon article Comme une sœur en donnant les procédés principaux que j'aimerais reproduire ici:Dans la rivière, elle est venue |
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(a) Locutions idiomatiques dont l'image originale est en rapport avec le contexte actuel: Ex: ma
vieille
branche,
sacré nom d'un'
pipe
(Auprès de mon arbre)
(b) Actualisation de locutions idiomatiques par le
remplacement d'un constituant de l'image originale (substitution) (c) Actualisation de locutions idiomatiques par des
rajouts à l'image originale (parfois avec un changement d'acception, (d) Variations multiples de locutions idiomatiques
(phraséologisme en phraséologisme):
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Ce procédé se retrouve chez Brassens également pour les locutions prépositionnelles, adverbiales etc. telles que: Un' jolie pervenche un jour en mourut à coups d'ombrelle (Je me suis fait tout petit)Il en est de même de certains jurons: La cane De Jeanne, Morbleu! (La cane de Jeanne)Voici quelques autres exemples illustrant ces liens contextuels: BRAVE MARGOTCe dernier exemple montre une fois de plus la richesse du détail et la précision des associations et images que Brassens emprunte à la langue elle-même. Le verbe grossir entre en relation contextuelle avec la tentative de castration en évoquant l'embonpoint. Ici, le lien contextuel va de pair avec un raffinement structurel assez fréquent chez Brassens, car le déplacement de la césure (normalement au milieu de l'alexandrin) ou l'insertion d'une microcésure complémentaire après le verbe grossir permettra au chanteur de mettre en valeur cette association évoquée « en passant ». D'autres exemples: Un soir, je l'ai surpris aux genoux... d'ma maîtresse... (Trompettes de la Renommée)Il s'agit ici d'un jeu structurel de nature linguistique en liaison avec la répartition des césures poétiques. Parfois, on retrouve ce procédé en fin de vers: Car, en fait d'arrosage, il n'eut rien que la pluie (,)C'est le moment de regarder de plus près les formes poétiques, surtout la rime. Comme pour tous les moyens et procédés mis en œuvre par Brassens, il faut les considérer dans le contexte de chacune des chansons-poèmes. Une caractéristique de Brassens est la PERTINENCE des rimes. Dans Hécatombe, les rimes sont réalisées avec les synonymes employés pour désigner les gendarmes: cognes, guignols, pandores, [gendarmicides], maréchal des logis, lourdauds, victimes..., dans la chanson L'épave ce sont les expressions argotiques et repères de l'histoire qui font les rimes: godasses, liquette, miches, génitoires, pèlerine, mort aux vaches! Voici l'exemple de la chanson La marguerite où j'avais fait l'analyse des rimes selon les thèmes (religion <-> nature et scandale <-> apaisement) avant de retoucher ma première version insuffisante: |
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Personnellement, je regarde Georges Brassens comme un maître (en partie même rénovateur) de la rime française. Une particularité Brassénienne est la RIME COUPÉE-- rime enjambée à l'intérieur des mots -- à laquelle Brassens donne droit de cité dans le contexte des vers français traditionnels. Dans Le vin, la rime coupée ensemble avec l'élision selon le langage quotidien fait apparaître la structure de l'alexandrin ainsi morcelé. |
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Cette manière de rimer n'est pas entièrement nouvelle, on la trouve par exemple chez Edgar Allan Poe dans la dernière strophe du poème ELDORADO: Georges Brassens a l'humble mérite d'avoir ôté la rime coupée à la moquerie en l'employant (p. ex. dans Le vieux Léon) en dehors du contexte satirique."Over the Mountains CONCLUSION Le mot allemand pour traduire (übersetzen) évoque indirectement l'image d'un bac communiquant entre deux rives. Un passage vite fait, dirait-on -- en père peinard en quelque sorte. Souvent, le passage est moins direct qu'il ne semble. Et traduire Brassens est une aventure. On s'éloigne du rivage, on s'expose à la dérive, on arrive... sans avoir deviné par avance le point d'arrivée sur l'autre rive. Le traducteur est passeur -- un batelier menant sa barque entre fidélité et trahison, entre chaînes gênantes et libertés surprenantes, entre détails-écueils et généralités navigables... Le traducteur ne pouvant embarquer que le fond et l'essence d'une pensée doit laisser derrière lui tout ce qui est forme et apparence. Seul le fond est traduisible, tout le reste (structure, syntaxe, rime...) est adaptation. Les problèmes sont aussi variés que les démarches. Pour moi, sauvegarder la structure des chansons, des vers et surtout des rimes est obligatoire. Il y a des exceptions en partie peu évitables. Pour citer un exemple: L'alexandrin français non ïambique sur une mesure de 6/8 tel que cesse d'être alexandrin en allemand, mais devient obligatoirement un pentamètre (rime masculine) ou hexamètre (rime féminine) qui, comme chez Goethe, n'ont pas besoin d'un nombre fixe de syllabes. C'est ainsi que j'ai traduit La fessée en hexamètres et pentamètres aussi bien que A l'ombre des maris (ce dernier en distiques allemands avec nombre variable de syllabes). Je compte faire la même chose pour Stances à un cambrioleur et Le blason (mais, la traduction de cette dernière chanson étant entre-temps faite, j'ai finalement adopté l'alexandrin). En fin de compte, c'est le contexte poétique de la langue cible qui aura son mot à dire. Et pour ne pas oublier la chose la plus importante: le but final est de chanter la traduction-adaptation avec tous ces heureux détails en passant et ce langage en apparence simple dont sont empreintes les chansons de Georges Brassens...Il vivait en dehors des chemins forestiers... |
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